J'en avais parlé il y a quelque temps. La nouvelle que j'avais écrite pour le site Vox Ludi, sur le thème "les grands mythes de la science-fiction réinventés", avait remporté la première place du concours. "Chant de mort" était donc disponible sur le site avec les autres textes proposés. Pour ceux qui n'ont pas fait la démarche de s'y rendre, voici donc l'intégralité de la nouvelle ici aussi.
Bonne lecture.
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Chant de mort
J'ai mis exactement dix-sept heures et vingt-trois minutes à mourir.
Je ne pensais pas que cela serait aussi long.
Il aura fallu bien moins longtemps à ma coéquipière, le lieutenant-colonel Anna Skrepkanova. J'ai eu tout le temps d'observer son agonie. Son esprit s'est d'abord lentement effondré sous l'assaut du chant. Ensuite, son coeur a assez vite lâché. Bien que militaire, officier de valeur de la marine terrienne à ce que j'avais cru comprendre, elle n'était pas préparée à ça. Qui peut l'être d'ailleurs ? Je crois que je dois uniquement à mon expérience de psy-écho-éclaireur de classe IV d'avoir survécu quelques heures de plus. Nous sommes formés à faire face à des situations d'urgence et j'avais déjà croisé tellement de phénomènes étranges.
Mais rien de comparable à ce qui se cache dans le Triangle d'Ebron.
Les réserves d'énergie de notre capsule d'exploration THL se sont toutes vidées en même temps. J'ai aussitôt basculé ma combinaison en mode « survie » afin d'économiser la réserve d'air et sa pile bionerd. Dans un tel cas, l'essentiel consistée à garder son calme, malgré le froid et le sentiment d'étouffement, pour tenir jusqu'à l'arrivée d'hypothétiques secours. Même s'il était inutile d'attendre la moindre mission de sauvetage dans ce secteur maudit.
Je suis le sénéchal Claytus Van Hooert, et je suis l'un des meilleurs dans mon job. Un « ouvreur de voie » comme nous surnomme le grand public, friand des comptes-rendus d'exploits de ses héros de guerre dans les holo-news. Le corps des psy-écho-éclaireurs guide nos troupes à travers la terrifiante dimension-vide, vers le front, et découvre de nouvelles portions de territoire où porter le combat. L'espace inconnu est notre domaine. Mon domaine. C'est en partie pour cette raison que j'ai été choisi pour cette mission. Sans oublié que j'étais volontaire. Je voulais savoir, voir de mes propres yeux... et réussir là où tous avaient échoué.
Je connaissais bien Sam Darell, nous avions fait nos classes ensemble. Psy-écho-éclaireur de classe III, c'est lui qui découvrit, il y a quatorze ans, le secteur du Triangle d'Ebron et sa singularité spatiale. Hormis ce trou dans l'espace, une porte béante vers la dimension-vide, ce monde ne présentait aucun attrait. Aucune planète en orbite autour de ses trois soleils, aucune ressource à exploiter. Juste ce rythme lancinant que les écho-sensitifs perçoivent faiblement au coeur de la dimension-vide, mais amplifié ici, si présent que la sensation en devenait presque physique. Quelques vaisseaux scientifiques sous escorte furent envoyés sur place afin de constater le phénomène. Tous furent détruits dans leur approche de la « porte ». Darell mourut au cours de l'une de ces tentatives, la troisième je crois. Celles-ci furent alors jugées trop dangereuses et sans intérêt stratégique.
Un sujet d'étude pour la Guilde, peut-être, mais un endroit sans intérêt pour l'état-major, sûrement. Dossier classé, zone interdite.
Cependant, les troïens finirent également par découvrir ce passage plus calme à travers la nébuleuse d'Axis. Le front avait bougé. Le Triangle d'Ebron devenait un axe de progression envisageable. La flotte ennemie tentait de prendre nos lignes à revers, une manoeuvre que nos amiraux n'avaient pas anticipée. Un désastre en préparation.
Les troïens. Le premier contact avec cette race extra-terrestre, la seule avec laquelle nous partagions la galaxie, s'était révélé catastrophique. L'état-major unifié prétend toujours qu'il nous ont attaqué sans sommation. Quelques mille sept cents années après cet événement, il semblerait plutôt que tout ait débuté par un malentendu. Incapables de se comprendre, les deux groupes d'explorateurs se sentirent menacés. Qui a tiré le premier ? Nul ne le sait et peu importe. Aujourd'hui, si l'on excepte le consensus militaire mondial qui en a résulté, nous en payons toujours le prix fort.
Les flottes terriennes concentrées ailleurs, rien ne semblait pouvoir arrêter les armées ennemies. Mais la défaite annoncée, qui tint en haleine le public durant plusieurs jours, n'eut jamais lieu. Au cours de son retour dans l'espace normal, la flotte troïenne fut entièrement anéantie dans le secteur du Triangle d'Ebron. Comment ? Nous l'ignorions. Les fragments d'appels aux secours captés par nos vaisseaux laissaient juste deviner qu'une force inconnue avait frappé nos ennemis.
Depuis la fin du XXI° siècle, et le début de l'expansion, l'Humanité n'avait trouvé qu'un immense désert face à elle. Dans sa galaxie d'origine, pas une trace de vie autre que la sienne, pas une planète habitable sans d'importantes transformations de son écosystème. Rien. Même le plan courbe supra-spatial qui permet à nos vaisseau de transgresser la limite de la lumière se résume à un noir absolu. Une dimension-vide où les adeptes de la Guilde du PsY apprennent à se repérer. Dans les ténèbres absolues, l'écho psychique, étrangement musical aux oreilles des sensitifs, nous guide.
Nous ne savons pas vraiment comment les troïens se repèrent dans la dimension-vide. Les bribes d'informations dont dispose la Guilde semblent indiquer qu'ils se servent du son, ou du moins d'une forme d'infra-son qu'eux seuls se révèlent aptes à percevoir. Nos instruments les plus sophistiqués n'ont jamais pu mettre cette fréquence à jour. Nous autres, psy-écho-éclaireurs, nous référons au terme d'écho, qui désigne sans doute la même chose. Dans les deux cas, aucune machine ne parvient à enregistrer le phénomène. Comme s'il entrait uniquement en résonance avec la vie.
Cette similitude entre nos deux peuples n'est pas si surprenante. La civilisation des troïens s'avéra, dès le départ, assez semblable à la notre. Niveau technologique comparable, populations placées sous le joug de plusieurs chefs de clan, nécessité de découvrir de nouveaux horizons qui les poussait en avant. Si ce n'était l'hideuse apparence de ces humanoïdes à la peau écarlate, les humains auraient peut-être pu se reconnaître en eux. Car ils nous ressemblent jusque dans leur besoin de contrôler tout ce qui les entoure, et de détruire ce qu'ils ne peuvent contrôler. D'où cette guerre totale depuis presque deux mille ans.
Un conflit inepte et sans issue, entre deux rivaux dotés de la même puissance. Le statu quo paraissait devoir durer éternellement, prélevant chaque année son lot de chairs et de ressources, jetés dans la gueule avide d'une entreprise de destruction à l'échelle galactique. Jusqu'à l'année dernière et la disparition mystérieuse du navire amiral ennemi « Cryskx » et de sa flotte.
Lorsque notre capsule d'exploration fut propulsé à travers la dimension-vide, avec le lieutenant-colonel Skrepkanova aux commandes, nous étions déjà la quatrième expédition à tenter l'aventure. Les trois précédentes n'avaient plus donné signe de vie dès leur entrée dans le secteur. Leurs dernières transmissions ne transmettaient, au milieu d'un grésillement intense, qu'une singulière mélopée.
Quelle force ? Quelle terrible secret cachait ce lieu ne présentant pourtant rien de bien particulier ?
Voilà ce que l'état-major voulait à tout prix découvrir.
Voilà ce que l'on nous a demandé, à nous psy-écho-éclaireurs, de révéler au grand jour.
Cette arme que les médias appelaient déjà « le chant de mort » et qui pourrait nous assurer la victoire finale.
Nous sommes réapparus dans un énorme tas de débris. Les restes connus de cent trente-huit navires de guerre troïens et d'une vingtaine de vaisseaux terriens éparpillés sur toute la zone. Comme après chaque retour en espace normal, il fallait plusieurs minutes pour que les instruments de bord retrouvent leur fonctionnalité. Nous avons donc fait nos premières observations à vue.
Les trois soleils nains brillaient d'une lueur pâle sur notre gauche, trop loin pour que leur attraction ne menace de nous satelliser. Le pilote de l'armée terrienne avait parfaitement réussi sa manoeuvre de bond. À travers l'autre hublot, un spectacle étonnant nous attendait. Le champs de débris tournoyait en une spirale parfaite. Toutefois, en son centre, le cercle noir de la singularité pulsait faiblement, comme un coeur qui bat, et animait l'ensemble d'un mouvement lent et saccadé. L'énergie recommençant à alimenter notre vaisseau, les écrans se rallumaient un à un. C'est alors que je les entendit.
Des voix. Une multitude de voix.
J'ai d'abord cru qu'elles résonnaient dans ma tête. Comme l'écho apparaissant à chaque plongeon dans la dimension-vide, au bord de la conscience, presque imperceptible.
Puis je réalisais que ma coéquipière les percevait également.
- Qu'est-ce que c'est ? Hurla-t-elle. Qu'est-ce qui fait ce bruit ?
Elle commençait à paniquer. Les mains pressées contre son casque intégral, dans une tentative dérisoire de se boucher les oreilles, Anna Skrepkanova se mit à trembler comme une feuille. Le chant s'intensifiait, devenait plus musical. Une mélodie sombre et sinistre, envoûtante. Je n'avais jamais rien entendu d'aussi beau.
- Arrêtez ça ! Faites sortir ce son de ma tête !
L'officier de la marine militaire terrienne s'agitait inutilement, sanglée dans son siège. Les instruments s'affolèrent un bref instant puis cessèrent tous de fonctionner. En quelques secondes, la capsule se vida de son énergie. Le froid mortel de l'espace s'empara du petit vaisseau, du givre se formait déjà à la surface des hublots. Nous dérivions lentement, pris dans la pointe de la spirale la plus extérieure des débris.
Le choeur enfla encore, de nouvelles voix paraissant se mêler aux premières. Un chant funèbre et mélancolique, sans espoir. Anna se débattit plus d'une heure contre sa folie avant de lâcher prise. J'ignore ce qu'elle entendait, ce qui a pu l'effrayer à ce point. Comme elle permet de se diriger dans les ténèbres mortelles, je suppose que la sensibilité écho donne une autre perception du chant. Impression fugace de se sentir happé. Sentiment étrange de retrouver un chemin perdu, de rentrer chez soi.
La mélopée semblait émaner de partout à la fois, même de l'intérieur de mon corps. Je sais maintenant qu'elle provient de la porte noire. Ils sont venus me chercher.
Le lieutenant-colonel Anna Skrepkanova était déjà morte depuis longtemps lorsqu'ils apparurent. Filaments de lumière émergeant du puits dimensionnel, spectres translucides entonnant d'une même voix la mélodie lugubre pour nous guider – nous attirer ? - jusqu'à eux.
Déjà l'air venait à manquer. Je sentais la morsure du gel engourdir mes doigts. La capsule plongeait doucement vers le coeur de la spirale, je la sentais se disloquer petit à petit autour de moi. Le gouffre m'aspirait, les fantômes lumineux m'encerclaient, répétant ad-libitum leur chant mortuaire et hypnotique. Mon esprit avait dès le départ renoncé à la lutte. Je devais comprendre.
Des visages sans substance se collèrent aux hublots, yeux vides, bouches grandes ouvertes dans un cri de supplication. L'écho qui vibrait en moi depuis le début augmenta encore en intensité. Ma conscience se déchira tel un voile frappé de plein fouet par le sabre de la révélation.
Le vaisseau tournoyait aux abords de la dimension-vide, mais cette fois, nul brouillard inconnu n'obscurcissait mes perceptions.
Alors, je sus. Cet espace sacré que nous avions violé sans le reconnaître, cette route tracée dans un monde qui ne nous appartenait pas, et ne nous appartiendrait jamais, me fut révélé dans toute sa réalité. Elles étaient toutes là, à portée de ma pensée mais impalpables. Le sens écho n'est que le pouvoir discret d'entendre leur souffrance, de se laisser ramener hors de leur territoire. Pour nous protéger. Nous éloigner.
Toutes les âmes défuntes, humaines et troïennes entremêlées dans l'au-delà. Identiques. Ils sont nous et nous sommes eux. Nul dieu en cet univers sombre, juste le cycle infini des réincarnations. Un immense et unique réservoir d'âmes en attente de retrouver la vie. Qui terrien, qui troïen. Un concert de lamentations pour ceux appelés à massacrer leurs propres frères. Comme un immense cri psychique se répercutant à l'infini dans la galaxie afin d'ouvrir nos yeux aveugles. Un unique royaume où la vie puise une âme pour chaque naissance. Chaque renaissance. Nous luttons contre nous-même, assurant dans une orgie de violence l'extinction de toute forme de pensée consciente.
Je voyais enfin cet endroit pour ce qu'il est. Non pas un domaine de ténèbres, mais un royaume d'énergies et de lumière auxquels nos sens sont définitivement aveugles. Mais je devinais aussi les immenses sillons de néant qui le fracturent, les larges cicatrices béantes. Chaque bond dans la dimension-vide, chaque voyage à travers ce monde leur arrache un hurlement, efface une myriade d'âmes sur son tracé et les retire du cycle.
Quelle arrogance ! Notre technologie avait mené au bord de la destruction nos mondes, nos modes de vie et jusqu'à deux civilisations. Au prix de tous ceux qui furent et qui seront.
J'entendais leur chant de mort. Les ouvreuses de voie. Elles furent choisies afin de trouver le messager qui portera l'avertissement. Sirènes macabres, leur requiem fouille les esprits à la recherche d'un écho compatible. Elles échangent le trépas de quelques-uns contre la survie de toutes les âmes restantes. Seul un psy-écho-éclaireur pouvait faire l'affaire. Me voilà devenu médium d'une des plus grande découverte jamais réalisée par l'Humanité. À travers moi, transitera le sens réel de nos actes.
Mon coeur ralentissait déjà. Plus que quelques battements à venir. Je réalisais alors que ma main gauche était toujours posée sur le panneau de commande. Celui qui éjecte les piles à combustion du vaisseau. J'avais entendu leur chant, et j'y avais répondu.
Je passais de l'autre côté.
Je me souviens.
Je sais désormais.
Le corps meurt. L'esprit s'éteint. Dans un dernier soubresaut, je pousse un hurlement psychique. Je le sens exploser autour de moi, envahir la dimension-vide, gonfler, accélérer, jaillir en direction de chaque point de la galaxie.
D'ici quelques jours, chaque écho-sensitif, humain ou troïen, sera atteint. Ils relaieront alors le message, mon histoire.
L'histoire de la vanité de deux peuples qui, au-delà de se livrer une guerre sans raison, se vouaient elles-mêmes à disparaître.
Je flotte maintenant parmi les miens, ma conscience se fond peu à peu dans la multitude. Le cri est déjà loin, mais je perçois, comme toutes les autres âmes de la dimension-vide, son écho infini. Le chant s'élève autour de moi. Je le connais. Je le reprends instinctivement et me joins au choeur.
Dans un jour, dans mille ans, je veux vivre à nouveau.
Pourvu qu'ils entendent. Pourvu qu'ils entendent...
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Il y a 11 ans
J'aime beaucoup.
RépondreSupprimerAu debut j'avais peur d'une enieme ressassée à la "Event Horizon", mais non tu réussis à éviter le banal en y apportant une touche originale.
Félicitations.
merci beaucoup, ravi de t'avoir surpris ;o)
RépondreSupprimerkenavo kristoff